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Textes d’amis auteurs

LES GÉRANIUMS FLEURISSENT EN HIVER

Jacques Lagrois

Il parlait presque difficilement dans un souffle d’air puisé au fond de ses poumons. Il était question de rive sud, de maison, de val de l’Indre, d’excuses. Dans ses efforts pour s’exprimer, tout n’était pas intelligible, pourtant il y eut ce douloureux et distinct : chétif.

    Pour ce mot là, dans la blancheur immaculée d’une chambre d’hôpital, cette propreté, ces draps repassés de neuf, tout s’est joué. C’est dans cette immanence, dans cette quiétude ; là où les âmes se touchent presque, enveloppées de paix, que ces six lettres se sont de nouveau accolées pour réécrire ce qui fut un tourment.

    Dans cette complicité que l’on souhaitait retrouvée, le voile d’empathie s’est soudain déchiré en lambeaux crasseux pour devenir le linceul de mon amitié.

    Après m’avoir avoué sa trahison, l’ami de toujours a invité, par ce seul adjectif, les sarcasmes et les souffrances d’une enfance douloureuse.

    Esvres école Joseph Bourreau. Pendant des mois la récréation et les salles de classe furent les scènes de mon martyre. Je ne souhaite à aucun être en devenir d’y vivre ce que j’y ai vécu. J’étais un enfant. L’enfance, ce pays des rêves ou pourtant les cris et les pleurs sont des blessures immenses qui ne cicatrisent jamais. L’enfance, ce pays interdit aux impostures, aux calculs, aux infamies. L’enfance, ce pays où j’ai sangloté et crié ma haine de moi-même et des autres.

    J’étais « chétif » ce gamin dont les vêtements définitivement trop grands après avoir été repris par les doigts de la couturière flottaient encore sur un corps malingre et haut sur pattes.

    Après quelques mois, mon prénom avait laissé place à ce qualificatif. Ce surnom m’était resté. Il n’était pas le plus méchant. J’avais accepté. Que faire d’autre ? Oh combien pourtant, il m’empêchait jour après jour, mois après mois, de sentir la chaleur irradiante de la confiance en soi et en l’autre. Sur ce torse dont ressortaient les côtes, la nature avait mis une tête qui ne rêvait que de songes aussi légers que la brise chantant dans es arbres. Pourtant à cause de lui, pendant des mois, ma pensée n’avait su créer que des dagues pour fouiller dans les entrailles de mes persécuteurs.

    J’attendais la sonnerie de fin des cours. Je fuyais alors les quolibets dont étaient friandes ces bouches juvéniles dont sortaient le venin qu’elles me destinaient. Je variais mes chemins, craignant la poursuite. Je passais irrémédiablement après quelques minutes par la rue du Prieuré. Les murs et les fenêtres du numéro quatre croulaient sous les fleurs de printemps. J’en cueillais discrètement quelques-unes, n’entamant en rien la beauté du lieu et la profusion florifère. Je m’en faisais devoir ; Je reprenais ensuite ma course. J’avais oublié l’insulte, seul comptait le rendez-vous. Je descendais la rue des Moulins, là seulement, l’injure n’était plus.

    Les aboiements de chiens fous à cet instant résonnaient encore de violence, mais ils ne pouvaient atteindre le passant que j’étais devenu. Je retrouvais, dans la promenade après la fuite, une plénitude et une respiration calme.

    Quelques pas encore et le tableau qui s’offrait alors à moi, distillait pour mon âme une véritable ambroisie, mes yeux servant de coupes à ce nectar qui m’irradiait de la tête aux pieds. Les trois moulins de Vontes semblaient dessinés dans ce paysage par quelque peintres gracieux. Ils retenaient le lierre des façades de pierre grises et blanches et semblaient, dans leur immobilité, se mirer dans l’Indre comme le ciel, es oiseaux et les arbres.

Mille nuances se reflétaient dans cette paix et j’étais persuadé qu’aucune guerre ne pourrait bouleverser jamais ce délicieux désordre ; Je jetais alrs mon larcin à l’eau et regardais les taches de couleurs s’éloigner de la rive, avec la sensation, par ce geste, de faire partie des coups de pinceau de l’artiste.

    Ces pèlerinages, je les faisais seul… Toujours… L’hiver, lorsque la maison aux fleurs ne m’offrait plus rien à voler, je partais me cacher sous le toit rouge du lavoir. Ces jours-là, Hugues se joignait à moi. Il s’était opposé à deux ou trois reprises aux braillards, n’avait pas hésiter à faire le coup de poing pour me défendre.

    Je l’en estimais autant que je l’en détestais. N’était-il pas la preuve vivante de ma différence et de mes lâchetés ? Que cherchait-il en ma compagnie ? Le garçon était autant volubile et remuant que j’étais muet et calme… en apparence… Alors je cherchais des histoires pour meubler nos face-à -face, en inventant, si nécessaire. Ces livres n’étaient pas les miens, mais en avait-il ? Je transformais mes paroles en arabesques, en spirales et en circonvolutions, cherchant à dessiner des images propres à nous transporter ailleurs. Je me voulais conteur, peintre en mots. Lui me parlait des filles, du cul des filles, de la poitrine des filles. Il sifflait à leur passage, affirmait obtenir en retour un sourire, un rire cristallin, un rendez-vous pour des baisers volés. 

    Le garçon était décontracté, beau et bien proportionné, il était ce que je ne serai jamais. Il arrivait que j’interrompe parfois mon chant pour écouter le sien. Pendant un moment, mes histoires de trolls et d’elfes cédaient la place à ces caresses féminines dont j’étais tant frustré. 

    La vie nous sépara. Je pris un ^peu de muscles et en même temps de distance avec Esvres, mais pas d’affirmation de moi.  Mes géniteurs s’étant séparés, j’ai passé quelques années d’études laborieuses dans un lycée parisien hors des contingences familiales. Rien ne semblait trouver grâce à mes yeux dans les différents cours prodigués par les éminents spécialistes. Le français, cette matière que j’aimais par-dessous tout, se résumait ici à la grammaire et aux poésies rimées. Ces dernières, désuètes et serviles était enseignées par des maîtres aussi austères que leurs blouses. J’aurais voulu Alexandre et ses exploits, Marco Polo et ses découvertes. On ne me servait que des alexandrins n’ambitionnant qu’à plier le monde à leur meure. Les livres ouverts n’étaient plus des recueils, mais des cercueils. Là reposait à jamais une langue figée dans une gangue sentant le moisi et le renfermé d’’un siècle terminé. Ils réussirent à m’en dégoûter. On me traita d’inculte, me croyant insensible aux mots, pourtant Mallarmé m’   avait fait pleurer et Baudelaire avait fracturé en moi des portes qu’ils ne soupçonnaient même pas dans leur savoir. Aurais-je dû leur dire que compter des pieds poétiques relevait plus à mes yeux d’une attitude mathématique que d’une approche de l’âme, fut-elle passée au charbon de bois ?

    J’avais quitté l’enfance en courant, je m’éloignais de l’adolescence sans regret. Je n’avais pas à travailler. Je disposais de quoi vivre trois vies sans soucis matériels, suite à des héritages et à des investissements de parents industriels. Je pris la route de paris, y trouvai une maison entourée de hauts murs, m’y enfermai pour y cacher mes peurs et mes incompréhensions du monde.

    Un livre trouvé sur les bords de seine sur l’apprentissage du jardinage changea ma vie. Au cours des semaines qui suivirent je passai mon temps dans ses pages et mes mains dans la terre. D’autres volumes suivirent, de plus en plus nombreux. Mes printemps étaient faits de surfinias, d’anthémis aux pétales nacrés, de géraniums des balcons.

    Le long des allées, des pieds de menthe aux feuilles d’un vert inégalé et aux nervures profondes tapissaient le sol sous les petits lampions des fuchsias. J’ai couvert tout l’espace de plantes vivaces ou caduques et les mois d’été n’étaient qu’émerveillement. Toutes se succédaient, l’une prenant la place de l’autre… jusqu’aux premiers frimas… Le mois d’octobre me trouvait alors dépressif. Ce n’est pas de la lumière dont je manquais mais de fleurs. J’ai cherché, cherché toujours, utilisé tous les engrais, réalisé de savants mélanges, étudié et étudié encore… et j’ai trouvé. Mon jardin explosait de couleurs toute l’année.

    Un jour j’ai retrouvé Hugues dans un marché aux plantes exotiques.je le crus gagné lui aussi par la même passion. En fait, il achetait pour revendre. Je n’avais pas eu à travailler, il ne l’avait pas voulu. Je vivais grâce aux sommes accumulées par d’autres, lui avait été joueur, souteneur, braqueur à la petite semaine. Il repoussait l’étroitesse des murs du logement familial, qu’il habitait encore à sa façon, avec des tickets de PMU ou de loteries diverses. Chacun de ces morceaux de papier couverts de numéros devenait porteur de ses rêves de richesses. Il en faisait, l’espace d’un jour ou deux, des victoires à venir sur la vie… jusqu’aux résultats. Ce jour-là, sa bonne humeur retombait. L’abattement courbait ses épaules, le poids de la vieille veste qu’il portait rapprochait son corps du sol. Il vivait ainsi chichement, continuant sa route à la limite de la légalité. Nous nous revîmes souvent et, lorsqu’il venait chez moi, je devais cacher mon secret. Mais cela ne dura qu’un temps. Hugues était affable et capable, tout au moins je le crus, de ne rien divulguer. À peine surpris tout d’abord, il en vint à me poser des tas de questions, il semblait s’éveiller aux fleurs et à ce miracle qu’était la floraison continuelle.

    Deux mois plus tard, il venait s’installer chez moi. Une vingtaine de semaines après, des visiteurs nocturnes fracturèrent mon portail dans le but de piétiner, tout au moins c’est ce que je crus tout d’abord, mes plantations. Je compris plus tard que le saccage n’était là que pour cacher le vol de plusieurs pieds.

    Quelques jours me suffirent pour prendre ma décision. Je partirais. Hugues me proposa de m’accompagner. Nous avons fui la capitale dans ma DS au bord de laquelle j’avais chargé le nécessaire pour produire mes miracles florifères. J’avais arrêté de fumer quelques semaines auparavant, j’ai pourtant écrasé cigarette sur cigarette dans le cendrier chromé. A chartres, la brume odorante et grise avait envahi l’habitacle, au point que, de l’extérieur, on ne distinguait plus combien de personnes voyageaient dans mon véhicule. À Orléans, Hugues avait commencé à être pris de quintes de toux. A Blois, il était devenu verdâtre. Aux environs de Tours, il tomba dans les pommes, lui qui ne supportait même pas la compote.

    Ce fut ensuite l’affolement. J’eus recours aux gifles, aux suppliques, mais rien ne semblait pouvoir redonner vie aux lèvres violacées. Je traversai la ville derrière mon volant et dans un état second jusqu’aux urgences du CHU. 

    Les urgences, trois heures d’attente pour moi… Et puis, l’appel de mon nom, le toubib en blouse blanche et aux traits tirés : « pronostic vital non engagé… hospitalisation… observation », pour lui. Je suis sorti, je n’aime pas les hôpitaux, on y meurt plus qu’on y guérit. Les clowns qu’on y croise ne sont là que pour vous faire oublier l’inéluctable. Un somme réparateur dans la DS et à neuf heure du matin, j’ai poussé la porte de la chambre 666. Hugues…Les machines… Les tuyaux…

    J’ai dû faire un peu de bruit, il a ouvert un œil, m’a reconnu… Les aveux… et puis ce mot : « chétif ».

    Je connaissais l’appétence de mon ami pourvu qu’il soit en quantité. J’aurais dû comprendre qu’il n résisterait pas à l’occasion de se faire un pécule solide à partir de mon invention.

    Hugues ne supportait pas l frugalité et l’incertitude financière. Ses premiers pas et ceux qui suivirent, il les fit à la cité HLM de Fripe Sauce d’Esvres. Ses premiers amours ne trouvèrent pour seule étoile que l’éclairage d’un garage à vélo sordide, un matelas couvert de tâches de cambouis et de sperme séché pour ses premières étreintes. Sa première mobylette, il la vola. Sa place, il la disputa à coups de poings. Que voulez-vous qu’il devienne ? Ces arguments plaidés par un avocat, même moyen, lui auraient valu les circonstances atténuantes devant n’importe quelle cour d’assises. Je ne portais pas la robe, j’étais partie civile.

    J’aimais beaucoup Hugues. Pourtant c’’est loi qui lui fis passer le Styx, qui ai poussé sa barque jusqu’à l’autre rive. J’aurais pu l’absoudre de sa trahison, mais ils sont entrés… Tous… avec leurs visages bouffés d’acné, leurs cheveux salles, et leurs cartables que j’avais vus durant tant d’années dans les salles de cours de la communale. De nouveau, j’ai senti les insultes comme autant de flèches dans mon corps redevenu fluet. De nouveau, j’ai senti le vent de la cour de récréation. De nouveau, j’ai eu peur… Et la colère s’est à nouveau imposée. Mon corps s’est empli d’un sang noir et froid : j’ai occis l’ami d’hier. Comment ai-je arrêté le souffle du malade ? Posé la ciguë sur ses lèvres ? Quelle importance ? Le résultat n’est-il pas la mort infligée ? le prix paye ? J’ai pris sa vie comme un dû et je suis reparti.

    J’ai traversé l’hôpital, les couloirs, retrouvé l’accueil. Derrière les vitres du hall, un grand soleil hivernal m’accueillait. Est-ce le désir de reprendre contact avec une humanité que j’avais abandonnées en supprimant l’ami, quelques étages plus haut ? J’ai acheté un journal local. J’ai horreur des premières pages, j’ai ouvert plus loin.

    « Les passionnées de coins fleuris connaissent dans le département, le Bois Chétif, cet endroit où hêtres et chênes disputent l’espace à la faune et à la faune en bordant la rive gauche de la Loire. Tous connaissent ce sentier tant emprunté par les promeneurs à pied, à vélo ou en poussettes en vue de la commune de Huismes. Tous les bas à la mi-janvier sur les bas-côtés de ce dernier, en tout six kilomètres, apparaissent par milliers des perce-neige que l’on nomme les « janvier » à cause de leur mois de floraison. Le spectacle est saisissant, unique en son genre. Les galanthus nivalis couvrent littéralement le sol de petites fleurs blanches. Héla ! Cette année, sans qu’on en connaisse la raison, Bois-Chétif est privé de ce fleurissement. Les promeneurs sont donc frustrés. On ne peut que déplorer l’absence de ce spectacle magnifique et enchanteur. »

    Un instant plus tôt, au sixième étage, j’avais vu sur le lit de l’ami d’hier, le même journal, ouvert à la même page, ouvert sur le lit. Lu sans doute par une infirmière. À ce moment s’est imposé le crime. « Le chétif » entendu n’était donc pas celui prononcé. Je suis sorti du CHU, accablé, j’ai repris la voiture. Trouver le Bois Chétif ne fut pas très difficile. J’y ai cheminé quelques minutes, demandant pardon à chaque pas à mon ami, respirant à pleins poumons ces fragrances qu’il avait cherché à me faire connaître. J’ai loué le même jour une chambre d’hôte à Bréhémont.

    Le lendemain à l’aube, chargé de mon miracle florifère j’arpentais les allées. À midi je m’asseyais devant une magnifique andouillette et un vin de Touraine. L’endroit était agréable, la cuisine succulente, les hôtes charmants, j’y suis resté quelques jours.

    Une semaine plus tard, les perce-neiges tapissaient déjà les talus sans que les journalistes, les spécialistes, les BAC plus dix y comprennent quoi que ce soit. L’endroit me plut, j’y ai cherché une maison que j’ai appelé la Hugonette. N’y poussent à présent que des fleurs de saison.

    J’ai renoncé à faire apparaître des marguerites en hiver. J’ai appris à connaître la région, parcouru tous les chemins de randonnée. J’y ai croisé des gens étranges parfois attachants. Je suis devnue l’ami d’une Zibeline, cette martre pourtant inconnue en France. Elle a son terrier pas loin de chez moi. J’y rencontre parfois un barbu aux cheveux noirs comme le charbon. Il a toujours une bouteille de blanc et des verres qu’il sort alors d’un sac porté en bandoulière ; Il m’a affirmé il y a quelques jours qu’il lui arrive de trinquer avec l’animal couvert de sa pelisse blanche. Devant mon sourire incrédule, il m’a affirmé que notre martre pouvait en certaines circonstances sortir et prendre apparence humaine pour voir un verre ou deux avec lui. Une incrédulité en vaut bien une autre, me croirait-il si je lui disais que je faisais, autrefois, pousser des fleurs toute l’année ?

    Les galantus nivalis poussent maintenant normalement tous les ans sans que j’y sois pour quelque chose. La dernière demeure d’Hugues se situe dans un cimetière proche de ma maison. C’est dorénavant le seul endroit où poussent des géraniums en hiver.. Je suis âgé aujourd’hui, j’ai cessé pour ma part toute expérimentation et je rêve que les hommes comprennent un jour qu’il ne faut pas jouer les apprentis sorciers avec la nature. Près de la tombe de mon ami, j’ai fait préparer un emplacement. Une pelle-bêche et un râteau m’y attendent. Pour le jour où… Il y a sans doute des endroits, là-haut, où je pourrai jardiner avec mon pote, dès qu’il aura terminé d’organiser des paris sur les courses des comètes.

Cette histoire est née d’un article de la « Nouvelle République » sorti de la plume d’un journaliste Patrick Goupil. Car même si j’ai modifié cette coupure de presse, si je l’ai tordue à ma convenance, il en fut l’auteur initial (Bois Chétif, le coup de gueule du docteur Jacquet 03/02/2015, La Nouvelle République)

Jacques LAGROIS